RECHERCHE CRITIQUE EN MANAGEMENT

« Science avec conscience »: une mission impossible ?

recension par Ousama Bouiss


Soumise au paradigme du marché, la science peut-elle encore répondre aux problématiques sociétales actuelles ? Une « science avec conscience » est-elle encore possible? A ces questions, le récent ouvrage « Temporalités de la recherche critique » coordonné par les Professeur.e.s Véronique Perret et Laurent Taskin (éditions PUL) nous offre quelques éclairages.


Face à la complexité des défis contemporains, la science doit complexifier ses approches par le dialogue interdisciplinaire et son engagement dans les problématiques sociétales : c’est là une idée défendue par Antoine Petit, président-directeur général du CNRS, et sur laquelle les scientifiques pourraient aisément s’accorder. Pour y parvenir, il défend un modèle compétitif appuyé par l’évaluation. En effet, l’évaluation demeure un dispositif-clé qui permet à la fois d’assurer un suivi des ressources allouées mais aussi de ne garder que les meilleurs.

Si l’objectif semble louable voire nécessaire, les moyens mis en œuvre pour l’atteindre peuvent laisser sceptiques. Peut-on vraiment promouvoir « en même temps » une recherche interdisciplinaire et inscrire son développement dans un modèle compétitif ? A cette question, l’ouvrage collectif dirigé par V. Perret et L. Taskin intitulé Temporalités de la recherche critique en management. Enjeux et alternatives offre une analyse approfondie à partir des travaux menés en sciences de gestion. Bien que celui-ci porte principalement sur le champ des études critiques en management, l’intérêt majeur de cet ouvrage réside dans sa portée bien plus générale.


PERRET ET TASKIN (2020)

La transdisciplinarité pour une « science avec conscience »

On pourrait distinguer deux types de recherche (chapitre 1) : l’une dite « standard » et l’autre dite « alternative ». La première se caractérise par une cible restreinte à la communauté scientifique alors que la seconde élargit sa cible à la société. Une telle ouverture de la science à la société conduit ainsi à produire des connaissances aptes à répondre aux enjeux contemporains ; on pourrait parler, avec E. Morin, d’une « science avec conscience ». 

Cependant, une telle ambition scientifique doit faire face à un défi : celui de la complexité des problèmes de société qu’une approche mono-disciplinaire ne permet pas de saisir. Alors, il devient nécessaire de mobiliser des disciplines multiples, de les faire dialoguer entre elles donc de développer des approches transdisciplinaires afin « de considérer un problème au travers de plusieurs disciplines différentes qui s’enrichissent mutuellement et réciproquement » (p. 23). En bref, la « science avec conscience » va de pair avec la trandisciplinarité car elle seule permet de « comprendre la complexité des phénomènes sociaux, politiques et organisationnels » (p. 25).
Aussi, là où les approches « standards » accordent une place centrale aux « données », les approches dites « alternatives » privilégient le « terrain » qui « est cet espace vivant […] dans lequel le chercheur doit prendre place, au plus près des phénomènes sociaux qu’il observe et rapporte » (p. 29). 

On tient donc ici les trois éléments essentiels d’une « science avec conscience » qui semble constituer un pont entre la science et la société : problématiques sociétales, transdisciplinarité et terrain. Toutefois, la mise en œuvre et la diffusion d’une telle approche (qui semble pourtant plus que jamais nécessaire) rencontrent de véritables difficultés.

La « managérialisation de la recherche » ou pourquoi la « science avec conscience » devient un projet impossible ?

Au quatrième chapitre de l’ouvrage, les auteur.e.s nous invitent à une « leçon de réalisme » (p. 86) en considérant le « nombre croissant d’évaluations par des instances nationales et supranationales […] comme un état des choses, un donné sur lequel on n’a pas de prise » (p. 86). En effet, l’assujettissement de la recherche au « paradigme du marché » (selon l’expression d’Alain Supiot) par la mise en compétition des chercheur.e.s a conduit au développement de nombreux dispositifs d’évaluation. Ainsi, pour toute somme dépensée, on veut s’assurer d’un bon retour sur investissement, on veut s’assurer que cela participe à rapprocher notre « équipe » de la victoire. Évidemment, on ne peut pas individualiser les critères d’évaluation donc on met en place des règles standards, communes à tous et qui, progressivement, font émerger les nouvelles normes de la recherche dont la plus prégnante est : « une recherche de qualité est une recherche publiée dans une bonne revue » (p. 2).

Ce mouvement de standardisation vient impacter divers pans de la recherche scientifique. Comme le démontre JF. Chanlat au chapitre 2, le double mouvement de marchandisation et de mondialisation de la recherche a conduit à l’« englobalisation » de la science c’est-à-dire à une hégémonie de la langue anglaise. Or, les problèmes sociétaux s’inscrivent dans des contextes socio-culturels spécifiques dont la langue constitue un élément majeur. Par conséquent, la standardisation de la langue appauvrie la compréhension des réalités voire les déforme car « le choix de la langue pèse sur la façon de voir et de penser la réalité observée » (p. 39).

Par ailleurs, en plus de réduire l’écriture de la recherche à une langue, la mise en compétition participent à la standardisation des méthodologies de recherche. Là où les approches transdisciplinaires privilégient les approches qualitatives du terrain, l’exigence de productivité peut conduire à les délaisser en raison de leur temporalité plus longue. En ce sens, les témoignages de N. Aumais (chapitre 6) et de C. Roussey (chapitre 7) sont particulièrement éclairants. La première s’est notamment vue conditionnée son financement de thèse par une modification de la méthodologie au profit d’une méthode dont la temporalité serait plus courte. D’où sa conclusion : « Ces enjeux temporels […] font obstacle à la nécessité de s’engager sur le terrain pour produire une recherche de qualité qui, par nature, impliquera de nombreux questionnements et de nombreux allers-retours, donc du temps » (p. 129).

Enfin, la standardisation des normes d’évaluation conduit à standardiser le genre de recherches menées : mono-disciplinaires et réduite à quelques approches épistémologiques légitimes. Une bonne illustration de ce phénomène est le parcours de L. Dorion (chapitre 8) dont l’engagement dans une thèse de doctorat visait « à analyser les expériences collectives des féministes et des groupes marginalisées» afin de « voir comment elles produisent de l’émancipation » (p. 167). Or, elle montre avec acuité les obstacles résistants d’une standardisation qui rend allergique à tout engagement militant pourtant mené au nom de la transformation sociale.

De la langue aux approches épistémologiques en passant par les méthodologies mobilisées, l’ouvrage montre bien les effets des normes du marché imposées au monde de la recherche : elles rendent impossibles, par la standardisation et la normalisation induites, le développement d’une science qui sache répondre avec rigueur et précision aux problèmes de société.

« L’engagement comme ethos de recherche » : une solution contre la résignation

Cela doit-il nous conduire à abandonner tout espoir de la possibilité d’existence d’une « science avec conscience » ? Loin s’en faut car « cet ouvrage est d’abord celui d’un refus » (p. 211). Avec la dénonciation, cet ouvrage se distingue par son souci constant d’énonciation. Contre l’ « englobalisation », JF. Chanlat invite au plurilinguisme (p. 47) ; contre la standardisation, les auteur.e.s invitent au « courage » de la « singularité » (p. 90), etc. 

Contre la résignation, les auteur.e.s invitent à l’engagement ou, selon leur formule, à « l’engagement comme ethos de recherche » (p. 211). Individuellement, il s’agit d’avoir le courage de « prendre des risques et de faire des choix » (p. 212). De plus, « le temps de la recherche alternative est aussi celui de la prise de parole publique » (p. 91) d’où « l’urgence de s’exposer – et de s’assumer – en tant qu’intellectuels engagés » (p. 95).

Collectivement, la solidarité est de mise à l’échelle de chaque établissement ou des scientifiques souhaitent inscrire leur travail dans cette démarche de « science avec conscience ». Il est alors nécessaire de « résister collectivement » (p. 212) en développant des espaces-temps alternatifs où peuvent se déployer une recherche engagée.

Pédagogiquement, « parce que les organisations sont des acteurs incontournables des dynamiques économiques, sociales, politiques de nos sociétés contemporaines, les sciences de gestion ont la responsabilité cruciale d’investir l’espace de la formation par et à la recherche, dans une logique d’apprentissage à la complexité plutôt que sous la forme d’un training compétitif aux règles du marché économique/universitaire »  (p. 213). 

Le retour à la vérité, seule solution contre la marchandisation de la recherche ?

Bien que les auteur.e.s voient dans le système néo-libéral la source de tous les problèmes évoqués précédemment, il semblerait que leur conception d’une recherche « utile » socialement soit pleinement soluble dans ce même système. En effet, le problème n’est pas que la recherche soit évaluée donc standardisée mais plutôt que les critères d’évaluation et de standardisation ne prennent pas en compte l’utilité sociétale. L’amélioration de ces systèmes d’évaluation passerait donc par leur enrichissement et non leur suppression. On pourra bien trouver quelques indicateurs pertinents afin de mesurer « l’utilité sociétale » ou  « l’impact sociétal » ! A cet égard, la vision « alternative » défendue dans l’ouvrage ne semble pas nécessiter une critique des principes du marché. On touche donc ici à une question essentielle.

Si l’on est en droit de se réjouir que la science puisse participer à quelques changements sociétaux, l’« utilité sociale » ne constitue pas sa visée première. La science n’est pas au service de la société mais à la recherche de la vérité. Elle n’est pas engagée par les voies de la politique mais de la raison. Vérité, raison et justice : voilà les valeurs qui animent le travail scientifique. Toutefois, comme le rappelle Benda, ces valeurs « ne visent aucun but pratique » (Benda, 1946, p. 124). Ainsi, bien malin serait celui qui saurait évaluer l’avancée d’un scientifique dans sa quête de vérité et dans l’exercice de la raison ! 

On pourrait alors se poser la question suivante : doit-on abandonner toute forme de contrôle de la science alors que la recherche est financée par des ressources publiques ?

Tout d’abord, si l’on entend par « contrôle », la mise en place de dispositifs de « gouvernance par les nombres » (Supiot, 2015) alors sachez que la vérité et la raison ne se gouvernent pas par les nombres.
Ensuite, la recherche doit être financée par les citoyens car science et démocratie sont inséparables. Dans sa quête de vérité, la science a besoin de la liberté de chercher, de penser et d’exprimer le résultat de ses recherches que permettent des conditions démocratiques véritables. Aussi, comme le défendait Russell, la démocratie à son tour a besoin de la science pour éclairer ses délibérations et replacer la vérité au cœur des débats qui l’animent.  La démocratie sans la science conduit, comme le soulignait Russell, à « la diffusion de la fausseté par les agences publiques ». De plus, elle peut conduire à « une conception gouvernementale de la vérité » qui peut conduire aux développements des pires technologies de destruction de l’être par l’humain. Science sans démocratie ou démocratie sans science peuvent constituer le terreau fertile des pires totalitarismes. 
Enfin, on ne manquera pas de se remémorer ces mots de Condorcet : « Plus les hommes seront éclairés, moins ceux-qui ont l’autorité pourront en abuser, et moins aussi il sera nécessaire de donner aux pouvoirs sociaux d’étendue ou d’énergie. La vérité est donc à la fois l’ennemie du pouvoir comme de ceux qui l’exercent ; plus elle se répand, moins ceux-ci peuvent espérer tromper les hommes ; plus elle acquiert de force, moins les sociétés ont besoin d’être gouvernées ».

En ce sens, à l’heure de la LPPR, il semble plus que jamais nécessaire de penser le lien entre « rationalité, vérité et démocratie » (sur lequel on pourra lire le dossier n°44 de la revue Agone). Aujourd’hui, l’heure est au « partout du marché » ; nous devons revenir au « partout de la démocratie ». Que quelques espaces de marché soient nécessaires (il nous fait bien faire nos courses après tout) est acceptable ; que les principes du marché soient partout fait peser un grave danger sur la science donc sur la démocratie.

Science et démocratie chez Russell (Jacques Bouveresse) © On The Top of Damavand for ever

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