9e rencontre des perspectives Critiques en management
CULTIVER DE NOUVEAUX IMAGINAIRES
26-27 mai 2020 – Université Paris Dauphine

Dauphine Recherche en Management – DRM MOST
Cette 9ème édition est jumelée à une journée scientifique qui se tiendra le 25 Mai 2020 à l’Université Paris Dauphine en partenariat avec la revue A.O.C sur le thème : Fiction(s) et recherche : regards croisés
À la suite des rencontres précédentes organisées à l’Université catholique de Louvain en 2012 et 2015, à l’Université Paris-Dauphine en 2013, à l’Université de Montpellier en 2014, à l’EM Lyon Business School en 2016, à l’Université Paris-Est de Créteil en 2017, à l’École de Management de Grenoble en 2018, puis à Montréal en 2019, cet atelier accueille des communications s’inscrivant dans les approches critiques en management (CMS) en général ou dans la thématique annuelle en particulier.
L’atelier doctoral est un espace d’échange sur les recherches menées par les doctorant.es dans une perspective critique en management (problématisation, objets alternatifs, méthodologies émergentes, pluridisciplinarité, volonté compréhensive, etc.). Cet appel s’adresse aux doctorant.es et jeunes chercheurs qui inscrivent leurs travaux dans cette démarche de recherche particulière. Les ateliers seront organisés en fonction des thèmes ou approches adoptées. En parallèle, des sessions thématiques seront organisées et porteront cette année sur les imaginaires dans le champ des études critiques en management présentée ci-dessous. Les chercheurs et chercheuses qui le souhaitent peuvent également soumettre des propositions en lien avec cette thématique.
modalités et inscription
- résumé à envoyer avant le 15 mars 2020 par courriel à perspectives.critiques@gmail.com
- retour vers les candidats le 15 avril 2020
ThéMATIQUE
Si l’on tentait de dessiner la généalogie qui conduit à passer de la théorie critique à l’action émancipatrice on pourrait identifier trois phases: la première est le développement d’un imaginaire qui s’inscrit dans un double mouvement de dénonciation de la société établie et d’énonciation d’un imaginaire fondé notamment sur l’idéal à promouvoir ; la seconde est le développement théorique d’utopies réalisables et de modèles alternatifs ; la troisième est la création de ces alternatives au travers, notamment, l’expérimentation. Nous proposons de reprendre ces trois moments afin de susciter quelques réflexions susceptibles de nourrir les débats qui animent notre communauté scientifique autour de la “performativité critique”.
L’imaginaire comme structure anthropologique fondamentale
Et si l’imaginaire occupait une place centrale dans la production des sociétés ? Une telle affirmation peut surprendre le.la chercheur.e critique en management qui navigue dans une littérature largement influencée par les philosophies structuralistes du siècle dernier. Comme le souligne Toffin en effet, « par rapport à la vague des années 1930-1960 (…) les études [sur l’imaginaire] s’étaient faites plus rares. La vague structuraliste a longtemps relégué ce concept au second plan » au profit du symbole et du symbolique (Toffin, 2017, p 168). En 2015, l’ethnologue Maurice Godelier publie L’Imaginé, l’imaginaire et le symbolique. Dans cet ouvrage, il s’attèle à redonner ses lettres de noblesse à l’imaginaire et conteste la thèse de Claude Lévy-Strauss selon laquelle la triade réel-symbolique-imaginaire constituerait trois ordres séparés. Ainsi, il propose plutôt de les envisager comme des ordres inséparables : l’accès au réel nécessiterait « une mise en œuvre symbolique et une activité créatrice imaginaire » (Toffin, 2017, p. 171). En ce sens, Godelier propose de penser simultanément le mental et le social qui participent ensemble à la production du réel.
Comprendre le chemin qui mène à la construction d’utopies nécessite donc un retour au mental, là où tout surgit. Pour Bachelard, l’imaginaire constitue un élément fondamental de toute forme de pensée. On connaît bien l’opposition opérée par l’auteur du Nouvel esprit scientifique entre la pensée scientifique et l’imagination poétique. D’un côté, l’imaginaire qui caractérise le travail poétique ; d’un autre, la raison qui caractérise la pensée scientifique. Cette opposition nourrit assurément certaines tensions des aspirations des chercheurs critiques prises dans un double mouvement de compréhension scientifique mais aussi de création poétique à des fins de transformations comme le suggère cet appel à communication. Et si le tournant performatif souhaité par la communauté de recherche critique en management nécessitait d’être également un tournant « imaginatif » ?
Pour explorer cet enjeu, il paraît nécessaire de sortir de cette dichotomie entre imaginaire et rationalité et réarticuler le mental et le social. On peut à ce titre évoquer le travail de Gilbert Durand, élève de Bachelard, qui s’efforcera de tracer le parcours des imaginaires du biologique au culturel (Wunenberger, 2016). L’imaginaire peut alors être conçu comme « un système dynamique organisateur d’instances fondatrices de sens, qui permet le rapport nécessaire entre l’homme et l’environnement » (Grassi, 2005, p.16). Dans une autre tradition épistémologique, on pense bien sûr au travail de Cornélius Castoriadis (1975) sur l’institution imaginaire de la société qui place l’imagination (la psyché) et l’imaginaire (le social) dans une relation dialectique permettant, dans une démarche critique, d’explorer le potentiel d’autonomie des individus et de démocratie radicale des sociétés (Ruitenberg, 2010). Vitor Hugo Klein Jr. (2014) nous invite plus spécifiquement à considérer l’apport de Castoriadis pour le chercheur et la recherche critique en management.
De l’imaginaire aux utopies
Si l’imaginaire relie les sociétés, quelle place la recherche doit-elle laisser alors aux altérités rêvées par elles ? Le terme d’utopie, littéralement le lieu en nul lieu, fut inventé par Thomas More afin de désigner l’île sur laquelle il conte le récit d’une cité harmonieuse. Il formule d’ailleurs un second néologisme, eutopie, du grec eu, ce qui est beau et bien fait. L’utopie dépeint donc d’abord des lieux inventés et désirables. Natasha Vas-Deyres lui attribue d’autre fonctions encore[1]. Dans le sens de Karl Mannheim, l’utopie est une mise à distance, “une orientation qui transcende la réalité et qui en même temps rompt les liens de l’ordre existant”. Ainsi, dans son rapport constitutif au réel, l’utopie se distingue de la chimère. Sur la base d’un refus du présent, elle sert également à préparer le futur. Elle devient alors projet. Erik Olin Wright identifie comme telles les utopies à la fois désirables, viables et réalisables. Enfin, l’utopie peut être saisie comme méthode d’investigation. Pour le penseur-chercheur, l’utopie conçoit des expériences de la pensée. Il s’agit par exemple de tester une hypothèse “jusqu’au bout” ; “Que se passerait-il si..?”. Ainsi l’utopie peut prétendre à une place de choix dans la boîte à outils du chercheur. Norbert Elias (2014) envisage d’ailleurs l’utopie comme véritable lieu d’observation. Elle doit faire partie de l’analyse sociologique des savoirs et repréentations collectives. Par exemple, l’analyse des diverses utopies sur la question du climat (carboné, technophile, climatosceptique, effondriste..) permet de dégager les représentations en concurrence. Une lecture de la Nouvelle Atlantide technophile de Bacon enrichit l’étude de la construction historique du paradigme moderne et de sa confiance dans le progrès.
L’utopie comme cité idéale ne fait toutefois pas consensus. En proposant “Un Nouvel Esprit utopique”, Miguel Abensour souhaite renoncer au mythe de la société parfaite. Avec le bagage d’une thèse sur l’utopie chez Marx, il construit son travail autour de l’émancipation par l’utopie. En ouvrant dans le présent des brèches par où les Humains se montrent capables d’imaginer autre chose, ils peuvent se libérer de la domination. L’utopie se doit d’être d’abord une démarche critique afin d’identifier l’écart entre ce que les Humains sont et ce qu’ils souhaiteraient être (Poirier, 2017).
Aussi enrichissantes soient-elles, les utopies sont-elles alors destinées à demeurer dans le domaine des idées ? Quelle performativité leur attribuer ? Les organisations alternatives peuvent être entendues comme des utopies réelles, des essais d’organiser autrement.
Des utopies aux organisations alternatives
Les cités socialistes d’hier tout comme l’engouement pour les communs aujourd’hui montrent que les organisations alternatives possèdent une histoire en action et en réaction au cadre hégémonique. Gagnant de l’intérêt de la part de chercheurs en CMS, l’étude des organisations alternatives (Dorion, 2017) pourrait faire naître un troisième temps des CMS (Ouahab, 2019). Si la plupart des organisations alternatives sont envisagées à la marge, l’exemple de Wikipédia contribue à composer une image plus contrastée. Issue du mouvement des communs de la connaissance, l’organisation propose un système de production collaboratif, auto-organisé, démocratique sous licence libre (et donc en dehors du cadre de la propriété privée conventionnelle), et s’impose comme l’un des sites internet les plus consultés au monde.
Quels effets attribuer à ces formes de résistance sur le paradigme dominant ? Sous quelles formes et dans quelle mesure « l’inhabituel » peut-il devenir une ressource pour réviser les orthodoxies managériales ? (Picard et Marti Lanuza, 2016). Renonçant à la controverse marxiste entre révolution et réforme, Wright (2017) défend les utopies réelles comme constructions d’alternatives émancipatrices venant éroder le capitalisme par des interstices. Si la performativité des organisations alternatives reste une question en suspens qu’il convient d’approfondir, il demeure que ces propositions produisent des imaginaires en dehors du cadre hégémonique. En cela, l’étude des imaginaires offre un levier performatif à la recherche critique en management en ouvrant des perspectives sur un renversement de l’hégémonie et en replaçant l’acte imaginatif au cœur de la démarche de recherche.
Questions possibles et non-exhaustives soulevées dans le cadre de cet appel :
Quels sont les imaginaires de la gestion, de ses modèles, théories et pratiques ?
● Comment les imaginaires sont-ils vecteurs d’émancipation, de résistance et d’altérité dans les organisations ?
● En quoi les organisations alternatives participent-elles à la constitution de nouveaux imaginaires ou au service de quelles utopies sont-elles pensées et mises en œuvre ?
● Quelles sont nos utopies pour, nous, chercheur.e.s en CMS et quelles utopies proposet-on pour les organisations ?
● Concevoir des utopies réalisables est-elle une tâche du chercheur critique en management ?
● Quels outils et quelles démarches méthodologiques pour saisir les imaginaires à l’œuvre ?
● Peut-on développer des organisations alternatives de la recherche en CMS ?
Dans le prolongement des précédents ateliers, ce 9ème atelier ambitionne d’être un lieu de discussions constructif et bienveillant pour les chercheur.e.s qui souhaitent ancrer (ou qui ont ancré) leur doctorat dans les approches critiques. Ainsi, les doctorant.e.s et chercheur.e.s critiques en début de carrière sont invités à soumettre des papiers théoriques, méthodologiques, épistémologiques, portant sur leur sujet de thèse, une revue de littérature, des études empiriques de nature ethnographique ou autres. Les présentations plus créatives et artistiques sur la base de vidéos, photographies, dessins, etc. sont aussi les bienvenues.
Références
Abensour, Miguel (2009). Pour une philosophie politique critique : Itinéraires. Sens & Tonka, Paris.
Bachelard, Gaston (1943). L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement. Librairie José Corti, Paris.
Castoriadis, Cornélius (1975). L’institution imaginaire de la société. Paris, Le Seuil.
Dorion, Léa (2017), Construire une organisation alternative, Revue Française de Gestion, n°264, pp.143-160.
Durand, Gilbert (1960). Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Presses Universitaires de France, Paris.
Elias, Norbert (2014). L’Utopie. La Découverte, Paris.
Godelier, Maurice (2015), L’imaginé, l’imaginaire et le symbolique, Paris, CNRS Éditions.
Grassi, Valentina (2005). Introduction à la sociologie de l’imaginaire. ERES, Paris.
Klein, Vitor Hugo Jr (2014), “Cornelius Castoriadis – Legendary obscurity and possible contributions to CMS”, en ligne (http://www.criticalmanagement.org/castoriadis)
More, Thomas (1516). De Optimo Rei Publicae Statu, deque nova Insula Utopia (La meilleure forme de communauté politique et la nouvelle île d’Utopie). [en ligne] Consulter
Ouahab, A. (2019), Contester et consentir : La mise au travail des membres d’une organisation alternative. Le cas d’un supermarché coopératif et participatif, Thèse de doctorat ESCP, non publiée.
Picard, Hélène et Marti Lanuza, Ignasi (2016), D’utopismes en organisations, Revue Française de Gestion, N°260, pp. 71-90.
Poirier, Nicolas (2017). Miguel Abensour, l’émancipation par l’utopie, La Vie des Idées
Ruitenberg, Claudia (2010), “Conflict, Affect and the Political: On Disagreement as Democratic Capacity”, Journal of peace education and social justice, Vol. 4, n°1, pp. 40-55 – http://www.infactispax.org/journal/
Toffin, Gérard (2017). « La fabrique de l’imaginaire », L’Homme, vol. 1, n°221, pp. 167–190.
Wright, Erik Olin (2017). Utopies réelles. La Découverte, Paris.
Wunenberger, Jean-Jacques (2003). L’imaginaire. Presses Universitaires de France, Paris.
[1] Séminaire ENS, Journée Bram 2020, Utopies, 10 janvier 2020 (vidéo à venir).